jeudi 27 novembre 2014

École : l’expérience interdite

LE CHANGEMENT NE SERA PAS POUR MAINTENANT
 
cartable_ecole© Prod. Numérik - Fotolia.com

En s’infiltrant dans le système, elle espérait parvenir à faire bouger les lignes de l’intérieur. L’ex-institutrice a quitté son poste à la rentrée, quand elle a compris que ses démarches ne seraient pas sérieusement considérées ni même étudiées par cette grosse machine qu’est l’Éducation nationale.
Céline Alvarez est une révoltée, de celles qui ne comprennent pas pourquoi les méthodes d’apprentissage n’intègrent pas les dernières découvertes réalisées dans le domaine des sciences cognitives. Son objectif est clair : explorer une nouvelle méthode sollicitant de façon optimale les mécanismes d’apprentissage et de développement.

Rencontre en haut lieu

En passant le concours de professeur des écoles et en suivant la formation, la jeune femme reçoit un premier choc : elle découvre qu’à aucun moment les enseignants ne sont formés pour travailler avec les enfants. Pour son premier poste, elle demande à être affectée à Neuilly-sur-Seine : Céline Alvarez estime arriver dans un environnement très favorable au développement des enfants. C’est en effet le cas, mais le second choc ne tarde pas : « La majorité de ce qu’ils apprennent ne provient pas de l’école, mais de leur entourage direct, cela m’a mise dans une colère incroyable. »
Une colère qui décuple son énergie pour répandre son message : après de multiples discussions avec les inspecteurs et les conseillers pédagogiques, elle parvient à faire remonter son envie de faire bouger les lignes jusqu’au plus haut de l’État. Un jour, un conseiller de l’Élysée, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la contacte : on souhaite la rencontrer. C’est un conseiller de Luc Chatel, alors ministre de l’Éducation, qui la reçoit et l’écoute. La jeune femme peut enfin expliquer à un décideur que l’école ne sollicite pas les mécanismes d’apprentissage de l’enfant.
Séduit par son discours, le conseiller décide de lui attribuer une classe dans l’environnement qu’elle souhaite et lui délivre une carte blanche pédagogique.

Des progrès plus rapides

Pour montrer que le déterminisme social n’est pas une fatalité, Céline Alvarez demande à s’installer dans une ZEP. C’est ainsi qu’elle intègre l’école maternelle Jean-Lurçat de Gennevilliers en septembre 2011, sans que quiconque soit averti de son projet, ni au sein de l’école ni au niveau de la ville [lire encadré]. Pour le reste du corps enseignant, c’est la douche froide. Qui est cette femme aux exigences particulières quant à l’aménagement de sa classe, qui demande une Atsem à temps complet et choisit de suivre d’autres rythmes pour la journée de l’enfant ? Les parents eux-mêmes sont surpris, sceptiques, notamment lorsqu’ils découvrent que le matériel utilisé dans la classe exclut les poupées et autres jouets qui meublent habituellement l’espace des plus petits.
« Mon objectif était de proposer un environnement fondé sur les grands principes d’épanouissement de l’être humain, grâce à l’apport des neurosciences et des travaux de Maria Montessori », déclare la nouvelle arrivante. Ainsi, elle aménage sa classe en ateliers d’apprentissage en tout genre, poste pour apprendre à se laver les mains, à laver le linge, cabinet de géographie, lettres rugueuses pour découvrir l’alphabet, etc.
Mon objectif était de proposer un environnement fondé sur les grands principes d’épanouissement de l’être humain, grâce à l’apport des neurosciences et des travaux de Maria Montessori.
Les enfants sont invités à investir ces ateliers à leur guise, avec la possibilité de solliciter l’institutrice lorsqu’ils ne comprennent pas ou désirent évoluer dans leur apprentissage. Proposés de façon sensorielle et progressive, ces ateliers accaparent les enfants, qui peuvent reproduire certains gestes sur plus d’une heure, les peaufiner et ainsi développer leur capacité d’attention.
Autre phénomène : au lieu de solliciter l’adulte, les petits élèves s’entraident spontanément. Les familles sont très vite séduites devant l’évolution de leurs enfants : elles notent une capacité nouvelle à se concentrer, un développement de leur autonomie, des relations sociales apaisées. Ajoutez à cela qu’ils maîtrisent la lecture avec un ou deux ans d’avance, savent compter, maîtrisent le sens des quatre opérations, etc.
Les méthodes déployées par Céline Alvarez sont également validées par les chercheurs du CNRS de Grenoble, qui la suivent dans sa démarche. Le constat est sans appel : ces enfants progressent plus vite que la norme.

Silence du ministère

Durant trois années, Céline Alvarez mène son projet. Trois ans où elle ne reçoit aucun appel du ministère de l’Éducation et n’est suivie en aucune manière. Au printemps, lorsqu’elle est contactée pour cet article, elle espère parvenir « à durer jusqu’à trouver la personnalité politique qui aura l’audace de lancer un projet pareil à grande échelle ».
Il lui est difficile de comprendre ce silence du ministère, alors même que son projet remplit point par point chacun des principes des grandes lois de refondation de l’école écrites par Vincent Peillon. Au printemps dernier, elle espérait encore pouvoir essaimer, reproduire son expérience à l’échelle d’une école entière pour lui donner plus de poids.
L’expérimentation s’arrêtera là, sans que quiconque soit vraiment capable de lui expliquer pourquoi, sans avoir d’ailleurs même vraiment pris la peine d’explorer ses résultats.
Mais le couperet est tombé durant l’été : l’expérimentation s’arrêtera là, sans que quiconque soit vraiment capable de lui expliquer pourquoi, sans avoir d’ailleurs même vraiment pris la peine d’explorer ses résultats. Alors la jeune femme rend son tablier, estimant que c’est le meilleur service qu’elle puisse rendre à ce projet.
Aujourd’hui, Céline Alvarez se prépare à mettre à la disposition des enseignants qui le souhaitent les outils pédagogiques qui composaient sa méthode, sur le site qui accompagne son expérimentation depuis ses débuts. Un livre reprenant les grands principes de ses travaux, coécrit avec les chercheurs qui l’ont suivie au long de sa démarche, devrait également voir le jour. Elle poursuit son travail de lobbying auprès du ministère, de l’extérieur, toujours dans l’espoir de parvenir à essaimer ses méthodes révolutionnaires…
Quand la collectivité est mise devant le fait accompli
Richard Merra est le 8e adjoint à l’enseignement maternel et primaire de la ville de Gennevilliers. À la rentrée de septembre 2011, il découvre cette institutrice porteuse d’un projet innovant dans une de ses écoles et il n’est pas le seul à avoir la surprise : même l’inspectrice de l’Éducation nationale de la circonscription n’a pas été informée. « Quelle que soit la nature du projet, Céline Alvarez ne pouvait qu’être mal accueillie, le terrain lui était défavorable. Les structures des classes sont composées à la fin de l’année scolaire précédente. »
En débarquant avec ce que l’adjoint nomme son « projet Montessori » – une vision réductrice dont se défend Céline Alvarez, qui inscrit son projet dans une dimension ne consistant pas à reproduire une méthode mais à en développer une, en intégrant les dernières recherches en sciences cognitives –, l’institutrice bouscule un ordre établi. « Sa proposition était brutale et rapide, il fallait aménager la classe, dégager un Atsem [agent spécialisé des écoles maternelles] à temps complet, ce que nous ne pouvions prendre en charge. J’ai pris soin de demander le feu vert à l’inspecteur, qui me l’a donné, avant de tâcher de l’accompagner. »
Le poste d’Atsem a finalement été financé par l’association Agir pour l’école, mais Richard Merra regrette les conditions de son arrivée : « D’un point de vue politique, son projet était très enrichissant, mais tout s’est joué sur des questions complètement annexes. Et l’idée d’envoyer une institutrice isolée dans une école au fonctionnement traditionnel crée des tensions, notamment parce qu’elle ne partageait pas les tâches avec ses collègues, puisqu’elle n’avait pas le même rythme qu’eux, pour les récréations par exemple. »
Aujourd’hui, la collectivité découvre que son départ a laissé des traces qu’il leur faut prendre en considération : les parents, acquis à la cause de Céline Alvarez, ont monté une association afin de faire perdurer son initiative. Pour Richard Merra, « l’expérience a finalement été clivante, car les parents sont en demande d’une chose qu’on n’est pas en mesure de leur apporter. L’Éducation nationale n’a pas préparé ce projet proprement, cela ne pouvait que créer des tensions. »
 
 
Source : la Lettre du cadre par Marjolaine Koch publié le 25 novembre 2014

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